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Littérature anglaise - Page 72

  • Plaisir

    « Le plaisir apparaît souvent comme une faute, aux yeux des jeunes gens ; ce devait être mon cas. Je jugeais sans doute alors que passer son temps dans ce genre d’endroits, que consacrer son art à exalter des choses aussi impalpables, aussi fugitives, je devais penser que c’était du gaspillage, que c’était décadent. Comment pourrait-on être sensible à la beauté d’un monde quand on doute de sa valeur même ? »

     

    Kazuo Ishiguro, Un artiste du monde flottant 

    Kiyonaga Femmes au bain.gif
  • Le monde flottant

    D’Ishiguro, Les vestiges du jour sont aussi connus des cinéphiles (un excellent film de James Ivory). Né au Japon, Kazuo Ishiguro vit en Angleterre depuis l’enfance. Un artiste du monde flottant (1986), traduit de l’anglais, donne la parole au peintre Masugi à l’âge où « on a besoin de se reposer des choses ». Dans une imposante demeure bâtie pour un amateur d’art, Masugi vit avec sa fille Noriko – il a perdu sa femme et son fils à la guerre – et reçoit de temps à autre sa fille aînée Setsuko avec son petit garçon. Le récit navigue entre ses souvenirs et le présent, d’octobre 1948 à juin 1950.

    Si sa maison impressionne de l’extérieur, l’intérieur « entièrement garni de bois choisis » est d’une grande douceur. Même abîmée par les bombardements, la galerie sur le jardin, avec « ses jeux d’ombres et de lumières », a conservé son charme. La retraite donne au vieux peintre tout le loisir de penser et de contempler. Noriko, qui le traite de « pantouflard », espère se marier bientôt et n’a pas l’intention de s’occuper de lui éternellement. Setsuko, l’aînée, est choquée de sa manière de s’adresser à leur père. Tous sont tendus à cause de l’échec des premières fiançailles de Noriko, ils craignent qu’un imprévu ou un impair nuise aux négociations avec la famille Saito. Traditions et questions d’honneur pèsent lourdement sur ces rencontres préliminaires dans le respect des règles. C’est l’une des trames du roman.

    Utamaro Trois beautés inconnues (Wikimedia commons).jpg

    Une autre, plus attachante, concerne les rapports de Masugi avec son petit-fils Ichiro. Son caractère affirmé, sa franchise, son engouement pour les cow-boys, les monstres ou Popeye, tout l’étonne et diffère de sa propre éducation. Le Japon a changé, les mentalités aussi. La jeune génération reproche à la précédente d’avoir soutenu la guerre et entraîné la défaite. Masugi constate leur volonté d’oublier « les erreurs passées » et de se tourner vers l’avenir. Quant à lui, il s'interroge sur ses choix et ses responsabilités passées.

    Le soir, le peintre retourne volontiers dans le vieux quartier de plaisir. Là, il retrouve au bar son ami Shintaro qui « l’accueille toujours très poliment », comme s’il était encore son élève. En fait, il a toujours préféré ce quartier où l’on peut boire, manger et parler, aux maisons de geishas et aux théâtres du centre de la ville. Il y fréquentait aussi un cercle d’artistes et d’écrivains, où il avait sa table réservée. Mais la guerre n’a laissé que des décombres en face du bar et, sur les anciens poteaux du télégraphe, Masugi regarde « des grappes sombres d’oiseaux, perchés tant bien que mal, comme attendant la réapparition des fils sur lesquels jadis ils lignaient le ciel ».

    Les pages sur la peinture sont les plus intéressantes dans ce récit assez lâche et digressif. Masugi s’est formé d’abord chez Takeda qui exigeait des « geishas, cerisiers, carpes dans l’eau, temples et autres sujets » qui aient « l’air japonais » et surtout rapidement terminés. Aussi Masugi l’a-t-il quitté pour Moriyama qui accueillait dans sa villa de jeunes peintres prometteurs. Celui-ci « recourait aussi largement au procédé traditionnel qui consiste à exprimer l’émotion au moyen des tissus que la femme tient ou porte, plutôt que par les mouvements mêmes de la face. » Mori-san aimait « expérimenter de nouvelles façons d’utiliser les couleurs pour rendre l’ambiance particulière que répand la lumière d’une lanterne ».

    A son exemple, Masugi explore le « monde flottant » – ce monde nocturne du plaisir, du divertissement et de l’ivresse. « Les plus belles choses vivent une nuit et s’évanouissent avec le matin » – une vie consacrée à rendre « la beauté unique de ce monde », transitoire et fragile, voilà les valeurs de maître Mori. Masugi, qui souhaite peindre les nouvelles réalités du Japon, la misère même, osera lui dire un jour qu’il ne peut « demeurer à jamais un artiste du monde flottant » et ce sera la rupture. Puis le succès, les honneurs, la réputation.

    Quoiqu’il ait été lui-même un novateur – il faut savoir remettre l’autorité en question, enseignait-il à ses élèves –, Masugi critique le Japon devenu « un petit enfant qui suivrait les leçons d’un étranger », de l’Amérique en particulier. Mais il apprend doucement à tolérer les avis opposés au sien, sort peu à peu du désenchantement, retrouve le plaisir de peindre plantes et fleurs à l’aquarelle. A la mort de son ami Matsuda, il se souvient de la dernière visite qu’il lui a rendue au printemps : « L’étang miroitait au soleil de l’autre côté, tandis que nous avancions prudemment sur les pierres plates qui coupent à travers le tapis ondulé et soyeux de la mousse. »

  • Ensemble

    « Harry voulait simplement qu’Howard se rassoie, qu’ils puissent recommencer. Il restait quatre heures de programmes de qualité avant d’aller se coucher – des émissions sur les antiquités, l’immobilier, les voyages, des jeux – qu’il se serait fait une joie de partager avec son fils en bonne camaraderie, avec un commentaire de temps à autre sur les dents proéminentes de tel présentateur, les petites mains ou la sexualité de tel autre. Et ce serait une façon de dire : ça fait plaisir de te voir. Ca fait trop longtemps. Nous sommes de la même famille. Mais Howard ne pouvait pas le faire quand il avait seize ans et ne le pouvait toujours pas à présent. Il ne croyait tout simplement pas, à l’encontre de son père, que l’amour se mesure en temps passé ensemble. Et donc, pour éviter une conversation sur une actrice australienne de télé, Howard alla dans la cuisine laver sa tasse et les deux ou trois autres choses dans l’évier. Dix minutes plus tard, il partait. »

     

    Zadie Smith, De la beauté (traduit de l’anglais par Philippe Aronson) 

    Hay, Bernard Portrait of an old beardy gentleman 1864 Florence.jpg
  • Beauté et vérité

    Zadie Smith, née en 1975, a publié De la beauté en 2005. Chapeau. Cette Londonienne de mère jamaïcaine et de père anglais y raconte une de ces histoires à décor universitaire dont les Anglo-Saxons ont le secret, où les rivalités professorales ne sont qu’un thème parmi d’autres : les liens qui se font ou se défont dans une famille ; le désir de beauté et le désir de vérité, leur antagonisme ; les rapports entre hommes et femmes, entre groupes sociaux, entre blancs, noirs et métis, par exemple.

     

    D’abord deux clans se mettent en place : Jerome, étudiant à Londres, fils aîné d’Howard et Kiki Belsey, a accepté l’hospitalité des Kipps après la perte de son logement, malgré l’hostilité entre Monty Kipps, professeur très conservateur, et son père gauchiste, le professeur Belsey. Tous deux étudient Rembrandt – l'un en Angleterre, l'autre aux Etats-Unis – et Monty ne se prive pas de détruire publiquement les thèses subversives d’Howard en la matière. Mais Jerome est tombé sous le charme des Kipps. Leur maison, leur mode de vie, leurs conversations, tout lui plaît, et aussi Victoria, la très jolie fille du professeur Kipps, qu’il croit avoir séduite, confie-t-il à son père dans un courriel. Si Kiki refuse de prendre cette nouvelle trop au sérieux, Howard en est bouleversé, de même que leur fille Zora. Le frère de Jerome, Levi, déteste l’université et reste indifférent à ce qui agite sa famille. Passionné de musiques urbaines, il a d’autres préoccupations, et refuse même d’utiliser leur langage policé.

     

    Maîtresse Erzulie par Hector Hyppolite.png

     

    La fête que donnent les Belsey pour leurs trente ans de mariage catalyse toutes les tensions. Les invités sont surtout les collègues d'Howard à l’université de Wellington, près de Boston. Impossible finalement de ne pas y convier en dernière minute la famille Kipps qui a récemment emménagé dans le quartier, le professeur étant invité pour des conférences à l’université de son rival. Levi a de son côté invité Carl, un jeune slammeur qu’il connaît à peine, mais son père, qui n’en sait rien, ne le laisse pas entrer. Carlene Kipps, la femme de Monty, malade, n’accompagne pas son mari et ses enfants, à la grande déception de Kiki, qui a éprouvé d’emblée de la sympathie pour elle – ce qui se passe entre ces deux femmes est rendu avec une grande délicatesse. Zadie Smith, dans ses remerciements préliminaires, rend hommage à Forster, et plus d’une fois, en lisant De la beauté, j’ai pensé à Howards End, pour la qualité des échanges, d’une grande sensibilité. « On trouve refuge l’un dans l’autre », répétait Carlene en demandant à Kiki si elle aimait la poésie.

     

    Pour le couple Belsey, cet anniversaire sonne le glas d’une complicité sans nuage. Un geste furtif trahit l’intimité d’Howard avec une collègue et Kiki découvre la part du mensonge qui s’est introduite dans leur vie – « l’explosion avait eu lieu, mais personne n’était mort – seulement des blessés à perte de vue ». Kiki, « reine noire » dont la beauté s'allie avec l’âge à un solide embonpoint, souffre énormément de cette infidélité – Claire Malcolm, anglaise et blanche comme Howard, est son contraire physique mais c’était aussi une amie. Leur fille Zora, étudiante brillante, se bat pourtant bec et ongles pour pouvoir assister au cours de la poétesse, tandis que Victoria Kipps s’inscrit à celui d’Howard et cherche à attirer son attention de toutes les manières.

     

    « Les êtres beaux ne sont pas sans blessure », dit un poème (De la beauté de Nick Laird) au centre du roman. Pour Howard Belsey, la beauté n’est que le masque du pouvoir et l’esthétisme, le langage raffiné de l’exclusion. A ses étudiants, il présente l’art comme « un mythe occidental, qui nous permet à la fois de nous consoler et de nous construire ». De la beauté, sous les difficultés amoureuses ou personnelles des protagonistes, propose une réflexion sur le rôle de la culture dans la vie et dans la société. Peinture – notamment cette Maîtresse Erzulie signée Hector Hyppolite (Haïti) –, musique, littérature s’y glissent constamment dans l’appréhension de l’autre, de l’amitié, de l’amour, du sexe, qu’il s’agisse des jeunes ou des vieux.

    Dans cette comédie « multiculturelle » Zadie Smith particularise merveilleusement la façon de parler de chacun de ses personnages, elle donne ainsi à son récit trépidant le rythme et les couleurs de la vie.

  • Récompense

    « En tout cas, il m’est arrivé quelquefois de faire un rêve : le jour du Jugement dernier, lorsque les conquérants, les hommes de loi et les hommes d’Etat viendront recevoir leur récompense – leurs couronnes, leurs lauriers, leur nom gravé à jamais dans un marbre impérissable – le Tout-puissant se tournera vers Pierre et lui dira, non sans une certaine envie, en nous voyant arriver avec nos livres sous le bras, « Regarde, ceux-là n’ont pas besoin de récompense. Nous n’avons rien à leur donner ici. Ils ont aimé lire. » »

    Virginia Woolf, Comment lire un livre

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